7
En vieil amoureux de Londres et de ses faubourgs, Ballantine connaissait les parages de Woolwich comme sa poche, et il eut presque aussi vite fait d’y repérer les entrepôts Jéroboam, Jéroboam et Sike que de s’y rendre.
Lesdits entrepôts étaient en réalité depuis longtemps désaffectés. Ils s’élevaient au centre d’un gigantesque dépotoir de vieilles caisses et de caques amoncelées jusqu’à former un prodigieux capharnaüm rongé par la moisissure et le taret. Il s’en dégageait une innommable odeur de bois en putréfaction, de champignonnière et de poisson pourri.
Bill avait arrêté la Daimler à la lisière du dépotoir et, le poing serré, dans la poche de son manteau, sur la crosse de son gros automatique, il s’avança sur la large esplanade, envahie par les mauvaises herbes et qui occupait tout le devant des entrepôts, mais où les caisses étaient plus clairsemées.
D’un œil sceptique, le géant considérait le spectacle qui s’offrait à lui. Un jour gris sale se levait au-dessus de la ville, éclairant indirectement l’amas de caisses amoncelées devant la façade, jusqu’à dissimuler la porte.
« Il y a bien longtemps sans doute qu’on n’a plus pénétré là-dedans, songea Ballantine. Je me demande si le tuyau qu’on m’a refilé est bon et si l’on n’a pas voulu m’aiguiller sur une fausse piste. »
Durant quelques minutes, il demeura indécis, désemparé, dans cette nuit poisseuse, qui vous pénétrait jusqu’aux os, et dont les ténèbres reculaient lentement, en combattant pied à pied, devant les grisailles de l’aube.
Soudain, un bruit de moteur que l’on mettait en marche lui parvint. Il regarda autour de lui, mais n’aperçut pas d’autre voiture que la sienne. Pourtant le bruit du moteur était proche.
« On dirait qu’il tourne à l’intérieur de l’entrepôt », songea Bill en prêtant l’oreille avec plus d’attention. Bientôt, il acquit une certitude : le bruit de moteur venait bien de l’intérieur des entrepôts. « Qu’est-ce que cela signifie ? » se demanda-t-il.
Lentement, il s’avança plus près des bâtiments, mais il avait à peine fait quelques pas qu’il y eut un choc violent, précédé d’un vrombissement sonore, et les caisses amoncelées devant la façade s’entrechoquèrent. Plusieurs même dégringolèrent… Quelques secondes plus tard, un nouveau choc qui, comme le précédent, était précédé d’un ronflement de moteur emballé.
Habitué à la prudence par une vie riche en aventures plus dangereuses les unes que les autres, Ballantine se recula légèrement, prêt à se servir de son arme à la moindre alerte.
Il y eut un troisième choc, puis un quatrième. À chacun d’entre eux, la pyramide de caisses se disloquait davantage. Enfin, au cinquième choc, elle s’écroula, découvrant la large ouverture rectangulaire d’une porte cochère d’où jaillit la forme massive d’un autocar. Il roula sur une distance de dix mètres environ, fracassant les caisses sous lui. Puis, le capot défoncé, les pneus avant déchirés par les tôles de la carrosserie déchiquetée, il s’arrêta définitivement. De son radiateur pulvérisé, l’eau coulait telle une source.
La portière du véhicule s’ouvrit et un homme en descendit. Un homme que Ballantine reconnut aussitôt.
— Commandant !… s’écria-t-il en s’élançant.
Bob Morane fit volte-face et reconnut lui aussi son ami.
— Bill, mon vieux !… Qu’est-ce tu fiches là ?…
— Et vous, commandant ?… Vous voilà conducteur d’autobus à présent ?
— Ce serait trop long à t’expliquer… Plus tard… Pour le moment, filons… Plus vite je serai loin de cet endroit maudit, mieux cela vaudra…
Bill désigna l’endroit où était parquée la Daimler.
— J’ai ma voiture… Nous…
Un cri déchira le silence, coupant la parole à l’Écossais. C’était une plainte inhumaine, et pourtant lancée par un gosier d’homme, et qui aurait glacé le sang des plus courageux.
Cet appel, les deux amis le connaissaient bien pour l’avoir entendu souvent, dans des circonstances tragiques.
C’était le cri de ralliement des dacoïts, cette confrérie de tueurs hindous que Ming avait reconstituée et où il puisait ses hommes de main favoris.
— Vite, à la voiture, dit Morane. Nous n’avons sans doute que le temps.
Ils n’avaient plus le temps. Une demi-douzaine d’hommes dépenaillés venait d’apparaître à l’entrée de l’esplanade, leur barrant la route vers la voiture. Cette fois, il ne s’agissait pas de ces êtres falots que Monsieur Ming parait du nom de « guerriers », mais d’assassins professionnels, dont les yeux clairs d’aryens brillaient dans la pénombre de l’aube comme ceux des bêtes fauves. Comme les « guerriers », ils étaient armés de coutelas, mais eux savaient s’en servir avec une habileté consommée.
Ballantine tira son automatique.
— Je leur tire dessus, commandant l’interrogea-t-il.
— Inutile, répondit Bob. Écoute…
L’appel des dacoïts venait de retentir à gauche puis à droite.
— Tu en descendras trois ou quatre, dit encore Morane. Pendant ce temps les autres nous tomberont dessus… Ah ! si j’avais autre chose qu’un revolver vide…
Il montra l’intérieur du dépotoir.
— Filons par-là, continua-t-il. En nous faufilant, peut être pourrons-nous les semer…
Tournant le dos à l’ennemi, ils se glissèrent en courant à travers l’amoncellement des caisses et des caques, tandis que derrière eux l’appel des dacoïts se faisait entendre à nouveau. C’était des adversaires redoutables, souples et rapides comme des panthères, cruels et impitoyables comme des rapaces. Le meurtre était pour eux un geste banal, quasi automatique, comme le fait de respirer.
Tout en continuant de fuir à travers les caisses, Bob Morane et Bill Ballantine savaient jouer leurs vies. Réussiraient-ils à s’éloigner avant d’être rejoints ? Ils en doutaient car, à chaque seconde, les cris de leurs poursuivants se rapprochaient. Ils savaient en outre que, en admettant qu’ils atteignent un terrain découvert, ils ne seraient pas sauvés pour autant, car il était difficile de battre les dacoïts à la course.
Morane, qui allait en tête, venait d’atteindre l’angle d’une pyramide de caisses quand, soudain, une silhouette se dressa devant lui. Il eut un mouvement de recul, prêt à la défensive. Mais, déjà, il avait reconnu une femme.
— Tania ! s’exclama-t-il.
Elle portait des pantalons, comme un garçon et, par-dessus, un trench en ciré noir. Ses cheveux sombres, noués en queue de cheval, accentuaient la matité de son visage d’Eurasienne, aux traits délicatement ciselés comme ceux des statues de pagode.
— Tania ! répéta Morane.
Elle mit un doigt sur les lèvres et dit rapidement, à voix basse :
— Parlons le moins possible…
De la main, elle désigna une direction précise, tout en continuant :
— Il y a une voiture là, tout près, qui vous attend… Le moteur tourne… Vous trouverez un message dans la boîte à gants… Allez…
— Mais vous ?
— Ne vous occupez pas de moi… Les dacoïts ne me feront aucun mal… Gagnez la voiture tout de suite…
Elle tira un revolver de la poche de son ciré et le glissa dans la main de Morane.
— Allez, dit-elle encore.
Se dressant sur la pointe des pieds, elle effleura des lèvres la joue de Bob, puis elle disparut parmi les caisses.
Les deux amis s’étaient mis à courir dans la direction indiquée par la jeune fille. Au bout de dix mètres, ils débouchèrent sur un vaste terrain vague bordé par une chaussée qui, elle-même, se faufilait entre les entrepôts. Une voiture – une grosse Jaguar – attendait là, son moteur tournant au ralenti. Morane et Bill allaient l’atteindre quand les dacoïts apparurent entre les caisses. Tandis que Bob s’installait au volant, Ballantine tira plusieurs coups de feu. L’un des poursuivants mordit la poussière, mais les autres continuèrent.
— Grimpe, Bill ! lança Morane en passant les vitesses. L’Écossais obéit mais, déjà, les dacoïts entouraient la voiture. Tout en continuant à tenir le volant d’une seule main, Bob tira l’automatique de Tania Orloff de sa poche et foudroya, par la vitre baissée, deux de leurs adversaires à bout portant.
Brutalement, Morane embraya et la Jaguar fit un bond en avant, tandis que les dacoïts tentaient de se maintenir à sa hauteur. Bob passa en seconde et le véhicule fit un nouveau bond en avant, laissant cette fois les poursuivants loin derrière elle.
— Hurrah ! s’exclama Ballantine, on les a semés… Bob, lui, ne dit rien, pilotant les dents serrées sur cette route étroite et mal entretenue, serpentant entre les entrepôts.
— Pourquoi conduire si vite, commandant ? interrogea Bill en se renversant béatement sur les coussins. Pourront plus nous rejoindre maintenant…
Oui, pourquoi Bob Morane conduisait-il si vite, comme s’il pressentait la proximité de quelque nouveau danger ? Il le sut bientôt, au moment où, de derrière l’angle d’un hangar, un camion jaillit soudain. Il faillit heurter la Jaguar de plein fouet, mais Bob put cependant accomplir à temps les manœuvres salvatrices.
Après avoir accompli un crochet qui, pendant un bref moment lui avait fait quitter la route, la voiture repartit en avant. Bill s’était retourné et, par la custode arrière, avait regardé en direction du camion.
— J’ai l’impression qu’il y a un Chinois au volant, dit le géant. De toute façon, on semble bien décidé à nous filer le train.
Dans le rétroviseur, Bob put constater en effet que le camion, après avoir tourné sur lui-même, s’était lancé à la poursuite de la Jaguar.
Morane sourit et murmura, les dents serrées :
— Tiens-toi ferme, Bill… On va rigoler…
Il appuya sur la pédale des gaz, mais la route était mauvaise, étroite, et une conduite sportive se révélait difficile, voire impossible. D’autre part, le conducteur du camion fonçait comme s’il avait voulu s’entraîner pour Indianapolis.
— Est dingue, le type, constata Ballantine. S’il continue, il va s’envoyer dans le décor, et nous avec…
La route filait droit vers la Tamise pour, après un virage à angle droit, longer le fleuve en direction de Londres. Calculant bien son coup, Morane ne ralentit qu’à la dernière minute, pour aborder le virage à la plus grande vitesse possible, sur les chapeaux de roues. La voiture se coucha légèrement, dérapa de l’arrière sur les pavés humides, mais Bob redressa et, appuyant sur l’accélérateur, relança son moteur.
Derrière, le conducteur du camion avait été surpris par cette brusque manœuvre. Il prit lui aussi le virage à toute allure, mais son lourd véhicule ne réagit pas aussi bien que la Jaguar. Il dérapa et, bien que son conducteur tentât désespérément de s’en rendre maître, il glissa, poussé par la force centrifuge, vers le fleuve, dont il dévala la berge presque à pic, pour demeurer suspendu par les roues arrière, le capot à demi enfoncé dans l’eau noire.
— Encore un qui ne courra pas les 24 heures du Mans, lança joyeusement Bill Ballantine, qui surveillait le déroulement des opérations par la lucarne arrière.
Morane, lui, ne dit rien. Il continuait à conduire les dents serrées, s’attendant à ce qu’à tout moment quelque chose de nouveau se produisît. Ce fut seulement quand ils atteignirent les premières maisons de la capitale qu’il se détendit.
— J’ai l’impression que nos ennuis sont terminés pour le moment, dit-il.
Et il enchaîna aussitôt :
— Tania a dit qu’il y avait un message dans la boîte à gants… Jette-s-y un coup d’œil, Bill…
Ballantine fouilla la boîte à gants, pour y découvrir un papier plié en quatre. Le géant le déplia et lut :
Si vous voulez en savoir davantage sur ce qui vous intéresse, rendez-vous ce soir à dix heures à la Maison des Félicités. C’est dans les parages de Shadwell. Demandez Lingli, de la part de Tan. Soyez déguisés et agissez seuls, sans la collaboration de la police, sinon tout serait perdu.
— C’est peut-être un piège, dit Bill.
— Je ne le crois pas, puisque ce message vient de Tania. Tan, c’est peut-être un diminutif… Pendant un moment, Bob demeura soucieux.
— Il nous faut aller jeter un coup d’œil à cette Maison des Félicités. Je tiens à obtenir des renseignements plus complets sur ces « guerriers » qui, d’après Ming, feront bientôt trembler la civilisation occidentale… Pourtant, nous avertirons Sir Archibald, de façon à ce qu’il puisse nous prêter main-forte en cas de besoin.
— Ce n’est pas la première fois qu’un guêpier du genre de cette Maison des Félicités – Félicités, mon œil ! – s’offre à nous, grogna Ballantine. Chaque fois, nous avons failli y perdre des plumes, sinon la vie…
— Et, chaque fois, les risques que nous avons courus ont contribué à prévenir l’un ou l’autre crime, fit Bob d’une voix ferme… Voilà pourquoi, ce soir, nous serons à Shadwell…